Gustave
Thibon |
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Titulaire
Jacques Dufresne
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Biographie
en résumé
Philosophe français, récipiendaire du
Grand prix de philosophie de L'Académie française en 2000. Il
publiera ses principales oeuvres à partir de 1960: Notre
regard qui manque à la lumière, L'ignorance étoilée, Le voile et
le masque, L'illusion féconde.
Sa rencontre avec Simone
Weil aura été l'événement le
plus marquant de sa vie. Il la fit connaître au monde en publiant La
pesanteur et la grâce. |
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Vie
et oeuvre
Thibon ou la mémoire de l'Occident
Gustave Thibon avait déjà reçu en 1964 le Grand prix de littérature
de l'Académie française. En l'an 2000, la même
Académie lui décernait son Grand prix de philosophie. Si elle a
souvent su prendre ses distances par rapport aux modes et aux goûts
du jour, la vénérable institution n'a pas toujours été prophétique
dans ses choix. Elle l'aura été à la fin du second millénaire.
Elle a reconnu l'homme qui, en France, et osons le dire en Occident,
aura le mieux récapitulé ces deux millénaires de christianisme
marqués à l'origine par les idées grecques et romaines et à la
fin, par l'esprit réducteur de la science moderne.
Une récapitulation est un sommaire. Le mot synthèse conviendrait
peut-être mieux, mais il n'y a chez Thibon aucune volonté
manifeste d'opérer une synthèse. Il est ce qu'il est et en tant
que tel, par son être et par son oeuvre, il résume admirablement
les deux millénaires. Paysan à la fois modeste et noble, comme on
pouvait encore l'être en Provence au début du XXe siècle, son père
cultivait la terre, la poésie et le latin... comme Virgile. On a
beaucoup insisté sur le fait que Thibon a été un autodidacte. Il
aurait peut-être mieux valu mettre l'accent sur le fait qu'il a, dès
son plus jeune âge, reçu ses nourritures intellectuelles de
celui-là même qui lui apportait les nourritures matérielles. D'où
chez lui un naturel dans la pensée et dans le style qui ferait
croire que Platon pensait à lui quand il disait l'importance du
naturel philosophe. "À sept ans, dira-t-il un jour, je récitais
force poèmes de Leconte de Lisle, Hérédia et bien sûr, Mistral
et Aubanel, en provençal." Au même moment, son père écrivait
des vers comme ceux-ci:
Je n'ai plus de regard pour contempler le monde
Tant j'ai cherché mon âme au-delà de mes yeux.
Une jeunesse aventurière, qui l'aura conduit de la misère de
Londres à celle de l'Italie, lui aura aussi permis d'apprendre la
langue de Shakespeare et celle de Dante, avant de rencontrer,
pendant son service militaire en Afrique du Nord, des lecteurs de
Nietzsche adeptes de la vie dangereuse. C'est à l'étude des mathématiques,
de l'allemand, du latin et du grec ancien qu'il s'adonnera surtout
quand, à vingt-trois ans, il reviendra au mas familial pour
satisfaire un appétit de connaissance qui prenait désormais le pas
sur le goût de l'aventure. Plus tard, il fera la découverte de la
langue et de la culture espagnole, de Lorca et de saint Jean de la
Croix.
À vingt-cinq ans, l'Européen Thibon était formé. Il n'était pas
encore chrétien. Son père l'avait élevé plus près du Dieu de
Hugo que de celui de l'église de Saint-Marcel d'Ardèche. C'est en
Hegel qu'il trouva son premier guide dans cette recherche de
l'absolu qui ne lui laissera pas plus de répit qu'à Mozart sa
musique. S'il eut des affinités avec toutes les grandes cultures de
l'Europe, il témoigna de tous ses âges par les strates de sa
personne. Avec Sénèque et Marc-Aurèle il poursuivait un dialogue
intérieur comme avec des voisins."Vous êtes Français comme
on ne l'est plus depuis trois siècles" lui avait dit Simone
Weil, soulignant par là l'universalité de sa culture.
Pendant les années d'apprentissage, l'événement qui l'aura le
plus marqué, dans sa vie personnelle comme dans sa vision du monde,
c'est la guerre de 1914-1918. "Comment pardonner cela à
l'humanité? Ce fut la guerre civile dans toute son horreur, la mise
à mort d'un monde pour des raisons dont aucune ne tenait debout.
Tout cette jeunesse sacrifiée! " Cette tuerie insensée l'aura
confirmé dans son rejet du patriotisme idéologique, revanchard,
fanatique, fruit à ses yeux de 1789 et du jacobinisme. Son
scepticisme à l'égard de la démocratie a là aussi ses racines.
Les cimetières des villages de France lui ont enseigné l'horreur
de cette démagogie qui devient la règle dans les démocraties dès
qu'elles descendent des hauteurs où les premiers démocrates grecs
les avaient placées. Socrate avait tiré les mêmes leçons des
guerres injustifiées de sa cité.
Le penseur solitaire de Saint-Marcel devait bientôt être remarqué
par Jacques Maritain, qui fut à l'origine de sa conversion au
catholicisme, et plus tard par Gabriel Marcel qui le persuada de
publier Diagnosticset en écrivit la préface. Après leur
grand choix, bien des convertis font preuve d'un zèle excessif,
d'une orthodoxie rigide et d'une soumission peu compatible avec la
liberté dont un penseur ne doit jamais se départir. Thibon demeura
toujours libre, mais en évitant de défier l'Église ; si bien
qu'on peut dire de lui qu'il fut orthodoxe sans l'être, comme
plusieurs de ceux qui, au cours de l'histoire, ont eu une influence
positive sur l'Église. À propos de cette dernière, il dira:
"Je ne m'en sépare pas, je m'en éloigne. Pour mieux la voir.
J'emprunte, pour la contempler, le regard de l'étranger et de
l'ennemi. Incapable d'habiter en son centre comme les saints et las
de ramper à sa surface comme les dévots, je prends du recul. Et
plus je m'éloigne, plus je sens, au fond de moi-même, l'irrésistible
pureté de son attraction. De près, je voyais ses taches: de loin,
je ne vois que ses rayons."
En raison de la même liberté, il demeurera enraciné dans son
village d'origine, mais pour être plus universel. Il admirera les
traditions locales, mais en se tenant très loin de tous les
fanatismes préposés à leur défense. "Enracinement. -
Les plantes sont rivées à un coin du sol. Problème : comment
sauver l'enracinement sans verser dans l'étroitesse et le
fanatisme? L'arbre reçoit sa sève du coin de terre où il prend
racine. Imiter jusqu'au bout l'arbre qui se nourrit à la fois
d'humus et de lumière. Synthèse du particulier dans ce qu'il a de
plus borné et de l'universel ignorant les limites du temps et du
lieu..."
Dans la doctrine de l'Église, il attacha tant d'importance à
l'essentiel, l'Incarnation, la mort et l'Amour, pour ce qui est de
Dieu, l'union intime de l'âme et du corps, et encore l'amour pour
ce qui est de l'homme, qu'il fut enclin à se rapprocher de ceux qui
partageaient ses vues sur cet essentiel sans exiger d'eux qu'ils adhèrent
à ce qui lui paraissait accessoire. Ce qui explique pourquoi il
aura été plus près de Maurras, excommunié, et de
Simone Weil, demeurée extérieure à l'Église, que de Jacques
Maritain, gardien de l'orthodoxie. Ce qui explique aussi pourquoi
l'intelligence, nourrie de la science moderne et de la psychologie
de Nietzsche, est à l'aise dans son oeuvre, une fois qu'elle a
accepté le caractère ineffable de son mystère central:
l'Incarnation. "La fonction la plus haute de la culture - au
sens le plus large du mot qui inclut les sciences et les techniques
- est de réduire (ne pas confondre avec minimiser) le divin et le
sacré à ce noyau infinitésimal - reflet de l'infini dans le fini
- qui, par sa transcendance même, échappe aux limites de toute
culture. " 5
À l'intérieur de l'Église, la préférence de Thibon ira aux plus
désespérés, à Marie Noël par exemple:
"Quel Verbe, si Dieu soit-il, pourra me rendre
Le mot d'amour que personne ne m'a dit?"
Simone Weil avait écrit peu de temps avant sa mort en 1943, que le
nettoyage intellectuel du catholicisme n'était pas terminé. Sans
s'aventurer dans le territoire de la théologie, qui n'était pas le
sien, et tout en restant fidèle à lui-même, Thibon , dans ses
dernières oeuvres, apporte un témoignage qui semble destiné à
exaucer les voeux de Simone Weil. Sans sous-estimer, par exemple,
l'importance du merveilleux, il évite de s'appesantir sur ces
miracles qui suggèrent l'idée d'un Dieu intervenant pour briser la
chaîne des causes secondes qu'il a lui-même instituées en créant
le monde. "Toujours
ce besoin de révélations, de miracles, de preuves vécues et
presque palpables de la foi. - Je ne juge pas, je me détourne
d'instinct. Je ne peux plus adorer que la face nocturne et muette de
Dieu. Une essence sans impact sur l'existence - sauf peut-être
celui de la nuit totale sur le clair-obscur de la Caverne. [...] Ma
prière n'est pas appel à la lumière, mais consentement à la nuit
: je ne peux plus, je ne veux plus y mêler mon lâche, mon impur
besoin d'assurance et de consolation. Plutôt me noyer dans un océan
sans phare et sans port que de jeter l'ancre sur un Dieu qui me
ressemblerait trop."
L'unité du composé humain, aspect de l'incarnation, sera le centre
de gravité de son oeuvre. Le dualisme, sous une forme ou une autre,
est la tentation permanente de l'esprit humain et le point vers
lequel il est emporté à moins qu'un principe supérieur ne le ramène
à l'unité; la matière soumise à l'entropie tend vers la
division, la dispersion. Ainsi en est-il de la pensée. La vie est néguentropie,
elle ramène la matière en dispersion à l'unité concentrée de
chaque être vivant. La même vie dans la pensée ramène l'homme à
son unité, et au moment de l'histoire où elle fut affirmée le
plus clairement: dans la vie du Christ, dans l'oeuvre de Saint Thomas
au Moyen Âge, dans celle d'Aristote auparavant. Grand vivant,
Thibon aura toujours eu le souci de tout ramener à l'unité. Mais
attention! Rien n'est plus contraire à l'unité qu'une volonté
trop ferme et trop claire de la faire. " Dans une ténébreuse
et profonde unité" Thibon commente ainsi ce vers de
Baudelaire: "L'utopie, c'est de vouloir réaliser l'unité hors
de cette ténèbre et de cette profondeur, c'est-à-dire dans la
clarté et en surface. Au niveau de la chair et des passions
chez les amants, ou de la révolution sociale chez les politiques,
etc."
Pourtant les deux pensées qui l'ont le plus marqué, celle de
Klages, dans la première partie de sa vie, et celle de Simone Weil
dans la seconde, sont l'une et l'autre fortement empreintes de
dualisme. "Le dualisme de Klages, confiera-t-il à Philippe
Barthelet, a toujours été ma grande tentation. Et si je n'y ai
jamais complètement cédé c'est en raison de l'impossibilité
radicale de tout dualisme: les pères de l'Église l'ont
surabondamment démontré, saint Augustin en particulier, en reniant
l'hérésie manichéenne. Et saint Thomas après eux: non
videntur litigare quae nihil habent commune: les choses qui
n'ont rien en commun ne se battent pas entre elles. La lutte suppose
en effet une parenté entre les êtres, une même origine, sans quoi
ils coexisteraient dans des mondes différents et sans rencontre
possible. Corollaire du vieux principe pythagoricien: seul le
semblable peut connaître le semblable."
À Simone Weil que Thibon hébergea en 1941, et dont il publia la
première oeuvre, La pesanteur et la grâce, de nombreux théologiens
reprocheront d'avoir poussé le dualisme d'inspiration platonicienne
jusqu'au manichéisme et au catharisme. Même si ce reproche est en
grande partie injustifié, car Simone Weil a été plus près du
monisme stoïcien et spinoziste que du dualisme manichéen, il faut
reconnaître que son ascétisme et l'orientation générale de sa
pensée, platonicienne jusqu'à l'hostilité à l'endroit
d'Aristote, obligeraient à la ranger dans le camp dualiste, s'il
fallait faire un choix.
Le dualisme nietzschéen de Klages était l'inverse du dualisme
platonicien de Simone Weil. Dans le premier cas, l'Esprit est la réalité
acosmique qui, sous la forme successive de la morale chrétienne et
de la mentalité technicienne, s'attaque à la vie; dans le second,
l'Esprit est la vie elle-même mais une vie menacée dans sa pureté
par son lien avec la matière. Il est étonnant qu'un même homme
ait pu être séduit comme Thibon l'a été par la pensée de Klages
pour ensuite admirer celle de Simone Weil. Un tel écart dans les
adhésions successives est le fait, soit d'un être inconsistant,
soit d'une nature exceptionnellement riche et douée d'un sens de
l'unité proportionnelle à la variété de ses orientations.
Dans le cas de Thibon, c'est évidemment la richesse de la nature
qui est l'explication. Et l'altitude de l'esprit. Quand il commente
l'oeuvre de Klages, comme il l'a fait de façon pénétrante dans
son premier livre, La science du caractère, ou quand il
commente Simone Weil dans ses dernières oeuvres, Thibon se présente
toujours comme le disciple. Il est dans le rôle de Platon, plutôt
que dans celui de Socrate. Et ce n'est pas une attitude de sa part.
Sa capacité d'admirer est telle qu'elle ne laisse aucune place, même
dans la critique, au sentiment d'égalité, encore moins au
sentiment de supériorité. Il n'empêche que lorsqu'on invite
Thibon à faire la part des choses dans le vaste univers de sa pensée
et de sa mémoire, c'est l'altitude et le regard de l'aigle que l'on
découvre même à l'endroit de ceux qu'il a le plus humblement
admirés. Il n'adresse de reproche à personne, altitude oblige,
mais il constate que Klages a poussé trop loin son dualisme et que
Simone Weil a été excessive dans son rejet total de Nietzsche et
de Hugo comme dans sa sévérité pour les Romains.
Voilà l'homme qui a bien mérité le Grand prix de philosophie de
l'an 2000. L'oeuvre de Ludwig Klages et celle de Simone Weil sont
elles-mêmes la récapitulation de deux grandes traditions à l'intérieur
de la pensée occidentale. De la première, Thibon aura retenu
l'acuité et la finesse de l'analyse psychologique, grâce à
laquelle d'ailleurs, avec une parfaite assurance, il reconnaîtra
l'authenticité chez une Simone Weil en qui bien d'autres ont vu
d'abord une personnalité névrotique. De la seconde tradition,
Thibon aura retenu une pureté et un dépouillement de la forme qui,
dans ses dernières oeuvres, tempérera une exubérance vitale
encore excessive dans Vous serez comme des Dieux, l'oeuvre du
mi-temps de sa vie.
Si l'amour fut son sujet préféré, si l'unité fut son principe
directeur, c'est la mémoire qui est chez lui le premier lieu de
cette surabondance, caractéristique du génie. Chez Descartes,
c'est la capacité d'analyse qui a existé en surabondance; chez
saint Thomas, c'est l'esprit de système et la concentration qu'un
tel esprit suppose. C'est de mémoire que déborde Thibon. Et comme
c'est la vie, conseillée par la mémoire, qui place le bon mot sous
la plume au bon moment, Thibon, qui a été un grand vivant, est
aussi un grand écrivain, ce que l'Académie française a reconnu en
1964.
Plus souvent que chez la plupart des auteurs, aussi souvent peut-être
que chez Montaigne, avec lequel il partage l'habitude, décriée par
les érudits, de citer de mémoire, c'est le mot d'un autre qui
surgit sous la plume de Thibon. "Il y a des êtres qui ont trop
de mémoire pour avoir du génie". Le plaisir qu'il prenait à
citer ce mot de Nietzsche donne la pleine mesure de sa distance par
rapport à son oeuvre.
Thibon connaissait des milliers de vers dans chacune des langues
qu'il maîtrisait,, à l'exception peut-être de l'anglais, langue
qui a été trop associée à des moments difficiles de sa vie pour
qu'il ait eu plaisir à la cultiver ensuite. Dans les autres
langues, il était intarissable. À Florence, on peut lire des
passages de la Divine Comédie aux endroits précis évoqués
par le poète. Thibon aurait été le parfait guide touristique dans
cette ville, car il pouvait réciter la suite des vers affichés.
L'un des principaux biographes de Victor Hugo, Alain Decaux, a dit
de Thibon qu'il était celui qui connaissait le mieux l'oeuvre de
Victor Hugo. Quiconque a tenté de prendre la mémoire de Thibon en
défaut, en ce qui a trait à la poésie de Hugo, donnera raison
sans hésiter à Alain Decaux. S'il y a un paradis pour les poètes,
il consistera pour l'auteur de La légende des siècles, à demander à Gustave Thibon, le voisin et l'ami de son arrière
petit-fils, le peintre Jean Hugo, de lui réciter son oeuvre poétique.
Il existe des mémoires torrentielles qui retiennent les scories et
les perles indistinctement. La mémoire de Thibon était au
contraire extrêmement sélective. On était à ce point frappé par
l'originalité des pensées et des vers dont ses propos étaient émaillés
qu'on en venait à la conclusion que les souvenirs chez lui étaient
les prolongements de profonds éblouissements, " Vous avez le génie
du génie", lui a dit un jour une amie.
"Ce n'est pas un grand philosophe, m'a dit un jour un voisin
que j'avais invité à une conférence de Thibon: j'ai compris tout
ce qu'il disait." Là où tant d'auteurs troublent leurs eaux
pour les faire paraître profondes, Thibon laisse reposer les
siennes pour en dissimuler la profondeur aux importuns, la réservant
aux bonnes natures qui, dans les choses de l'esprit, cherchent une
nourriture pour leur âme plutôt qu'un excitant pour leur
intellect.
On lit Thibon pour en vivre et parce qu'on l'aime tout en se sentant
aimé de lui, ou on se détourne de lui avec indifférence ou mépris.
En dépit des silences officiels qu'on a fait peser sur son oeuvre,
il a toujours eu un large public fidèle; à l'exception du monde
universitaire qui ne l'a pas reconnu, sauf en de rares
circonstances, comme lors du second millénaire de la mort de Sénèque,
à Cordoue en 196.
"La perte de l'âme est indolore." "Il faut
transformer l'échec en épreuve" . Les pensées de cet ordre,
de l'ordre de celles qui ont fait la gloire de Marc Aurèle et de
Pascal, sont l'une des marques de Thibon. Par d'autres pensées, il
s'apparente à Nietzsche: "Toute ascension se nourrit d'une
douleur dépassée, monter, c'est surmonter." Comment peut-il
rester lui-même après avoir eu un rapport si intime avec des génies
si différents? Et pourtant il reste lui-même tant son identité
est forte jusque dans sa façon inimitable de souligner un passage
dans un livre. Quand il a aborde ses sujets de prédilection,
l'amour et "la pitié pour le Dieu souffrant et voilé" et
quand dans ces sujets il atteint un sommet où nul auteur du passé
ne peut l'égaler, il devient évident que sa prodigieuse mémoire
l'avait préparé à voler mieux que quiconque de ses propres ailes.
Le don de reconnaître le génie des autres est aussi le meilleur
moyen de libérer le sien dans ce qu'il a de plus pur. "Tout ce
qui n'est pas de l'éternité retrouvée est du temps perdu."
Et ailleurs: "les contacts avec le divin sont comme des trouées
de l'éternel dans la durée. Éphémères comme les sauts d'un
poisson hors de l'eau, son élément, mais laissant à jamais dans
l'âme la nostalgie d'un monde irrespirable à force de pureté."
Thibon a surtout écrit des aphorismes. Ce genre qui semble facile,
combiné avec un style lui-même dénué de tout artifice savant,
aura contribué à éloigner de lui quelques lecteurs sérieux qui
ont peine à distinguer les belles formules inspirées des jeux de
mots plus ou moins mécaniques. Mais s'ils veulent bien poursuivre
leur incursion dans l'oeuvre de Thibon, ils découvriront que ses
aphorismes ne sont pas des atomes libres mais des cellules
appartenant à un organisme dont l'unité est manifeste. Dans les
aphorismes psychologiques, ils retrouveront le Thibon admirateur de
Klages, dans les propos sur les invariants, ils retrouveront le
disciple de Platon. Ce mot de Hugo sur la poésie, souvent cité par
Thibon lui-même, s'applique parfaitement bien à son
oeuvre."Comme la mer, la poésie dit chaque jour tout ce
qu'elle a à dire, puis elle recommence avec cette variété inépuisable
qui n'appartient qu'à l'unité." .
Vous rêviez d'une somme philosophique et poétique des deux
derniers millénaires, voire des trois derniers. Elle existe grâce
à la mémoire d'un homme. L'oeuvre de Gustave Thibon est une
merveilleuse et inimitable anthologie de tout ce qui a pu être dit
en Occident sur les choses qui importent le plus aux mortels assoiffés
d'immortalité: l'amour, la souffrance, la mort, Dieu, la beauté,
la sagesse, la cité, le sens de la vie, le progrès. Et Thibon
n'est pas un collectionneur de citations, c'est un semeur de
formules inspirées. Sa somme n'est pas une addition mais un
microcosme où les pensées du maître occupent leur juste place à
côté de celles de ses nombreux maîtres, elles-mêmes subtilement
hiérarchisées.
L'oeuvre de Thibon est la soeur jumelle et le complément de celle
de Simone Weil, laquelle fait une plus large place à l'Orient. Réunies,
ces deux oeuvres constituent une somme complète dont on peut prédire
qu'elle vivra ou sera oubliée selon que l'homme choisira de rester
homme ou de devenir cyborg, |
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