JERRY LEWIS ET LE TEMPS
Comme Jacques Tati, Jerry Lewis cinéaste invente sa forme
à la fois pour continuer la voie alternative au réalisme qui
fut celle du burlesque "primitif" et
"classique", et pour échapper à l’académisme
qui menace univers et procédés du genre. De même donc que
chez Tati, l’originalité portera sur les éléments
fondamentaux du burlesque : gag et personnage central.
La réflexivité de la forme cinématographique —cette
proposition que nous fait la modernité de réfléchir notre
rapport au film— s’établit cependant chez Lewis autour
d’une notion différente de celle que privilégie Tati. Le
cinéaste français nous demande de prendre conscience de son
comique comme d’une opération sur l’espace ;
l’espace, d’une part, séparant les éléments du film les
uns des autres (Hulot, par exemple, provoque les catastrophes
à distance et sans rien faire), l’espace, d’autre part,
existant entre nous et le film (le fait notamment de devoir écarquiller
les yeux et tendre l’oreille relève du gag). "C’est
la distance, semble donc nous dire Tati, parce qu’elle
oblige le regard ou les choses à observer une trajectoire,
qui est une condition importante du rire."
Jerry Lewis, lui, travaille et joue avec le temps.
Le gag lewisien, un goût pour l’irréalisme
Une première opération de Jerry Lewis sera la suppression
de l’histoire et de l’intrigue. The Bellboy(1960),
sa première réalisation, se présente ainsi comme une suite
de gags mis bout à bout, gags qui n’entretiennent entre eux
aucune relation de complémentarité des situations comiques,
mais qui produisent à chaque fois l’effet d’un
recommencement de l’action. Stanley, le groom de l’hôtel
(Jerry), agit jusqu’à ce qu’il ait gag, puis réapparaît
dans le plan suivant au coeur d’un contexte entièrement
nouveau, lequel se soldera à son tour par un dénouement
comique. L’évacuation du récit dramatique, ici, ne nécessite
plus la constitution préliminaire d’un monde suturé que le
gag alors viendrait interrompre ; elle est immédiate,
accomplie, produite par un temps et un espace articulés selon
la seule nécessité de la mise en place du gag. Curieusement
proche du dessin animé (à l’exemple d’un Tex Avery), ce
refus de la transition, du raccord entre les séquences marque
la volonté de ne plus produire le rire burlesque dans la dépendance
d’une déstabilisation du réalisme. Le film, précisément,
cherche moins à provoquer ce mouvement brutal et répété de
l’identification au monde à la distanciation, qu’à
fonctionner comme une mise à plat —une présentation— des
logiques antagonistes qu’il contient. Le réalisme y vaut
comme idée et non plus comme sensation, il est l’idée
d’une organisation rationnelle des choses (la "toile de
fond" que constitue par exemple l’hôtel de The
Bellboy) et est ainsi désigné par le cinéaste comme
modèle esthétique, mis en référence. Face à lui, bien sûr,
est le gag ; mais ce dernier, à son tour, tend moins à
exister par la drôlerie de la chute que par l’enchaînement
de ses instances, par le mouvement qu’il imprime aux choses.
Une seconde opération du cinéaste, en effet, portera sur
le gag lui-même. L’inachèvement du gag lewisien,
cependant, ne se traduira plus par l’amorce d’une
situation visuelle (c’est-à-dire une organisation donnée
de l’espace du film) que nous viendrions compléter, mais
par le recours à l’ellipse. R. Benayoun résume ainsi :
"considérant d’emblée que tout gag a déjà été
exploité une fois au moins, Jerry décide de nous faire
deviner les siens. Tout se passe en coulisse, et nous voyons
seulement l’avant suivi de l’après."[1]
Il devient plus intéressant, ainsi, de suivre pas à pas Stanley recevant cet ordre de monter les bagages d’une
touriste dans sa chambre, découvrant alors que le coffre arrière
de sa Dauphine contient un moteur, sonnant enfin à la porte
de la chambre et remettant ledit moteur dans les bras de sa
propriétaire; plutôt que restreindre l’attention à l’événement
final de la séquence. On remarque alors que la construction
du gag laisse volontairement dans l’ombre une grande part de
l’action, celle précisément qui nous montrerait le groom
enlevant le moteur du coffre et le montant à l’étage. La séquence
fait donc l’économie de la phase de développement, puisque
nous passons directement de l’exposé de la situation à la
chute. Le gag, malgré cela, fonctionne. Mieux : le fait
d’escamoter de l’espace et du temps crée un effet de
montage dynamique qui renforce notre surprise devant la chute.
En retour, ce qui s’est nécessairement passé entre le
rez-de-chaussée et l’étage, et que nous n’avons pas vu,
reste à inventer : n’est-ce pas au spectateur qu’il
revient de combler ce vide ? Ainsi, le gag de Lewis est
comique par ce qu’il nous montre... et ce qu’il nous
laisse imaginer. Il n’est pas possible, semble-t-il nous
dire, qu’une chute aussi extravagante ne soit précédée
hors-champ d’une série de catastrophes et de situations
tout aussi risibles.
La réflexivité du cinéma de Lewis, ainsi, s’établit
autour d’une mise à distance du gag. Le cinéaste nous
demande au fond de relativiser notre attrait pour les chutes
"efficaces" et de prendre goût, en retour, à la poésie
d’un procédé. Cela revient à dire, de même finalement
que pour Tati, que nous prendrons plaisir devant une situation
pourvu que nous y mêlions notre propre fantaisie, notre
attrait pour l’invention et le jeu. Lewis nous renvoie en
cela à notre capacité à nous étonner, à la fois devant
les choses figurant à l’écran et les libertés qui peuvent
être prises en cinéma : c’est en fonction de cette idée,
dès lors, que s’élaborera son univers.
On rejoint en fait la modernité d’un Tati : la
forme burlesque se définit moins par le comblement de
l’attente du comique que par ce qu’elle autorise. Le gag,
à la limite, y prend la valeur d’un motif exemplaire et
refuse de limiter le rire à sa propre sphère. Il se contente
de livrer en images, en rythmes, sa vision saugrenue du
monde... sans parfois même fonctionner réellement sur le
plan de la tonalité comique. Cela explique le fait que
certains gags se permettent de tomber à plat, de faire de
leur chute une demi-surprise, à la limite de la déception :
le comique du non-sens est en partie laissé à l’initiative
du spectateur, il est souvent celui que l’on ira chercher
dans la contradiction entre les faits que suppose l’ellipse,
et l’innocence, la facilité feintes par la chute.
L’extravagance qu’il est tentant de reprocher au cinéaste,
du coup, s’estompe si l’on y voie autre chose qu’une
volonté de divertir. Son univers, en basculant dans l’irréalisme,
bascule en quelque sorte dans un autre "temps", que
l’on pourrait qualifier de féerique. Quand le groom prend
une photo de l’hôtel au flash et change du même coup la
nuit en jour, c’est probablement l’effet visuel obtenu grâce
au montage qui crée l’émotion, car il est une utilisation
surprenante de la lumière, et un bouleversement radical de
notre notion du temps. Y-aurait-il un intérêt, par ailleurs,
à rendre vraisemblable le gag des armures vides qui
s’animent comme par miracle après être tombées à terre (The
Errand Boy, 1961) ? Le merveilleux lewisien est donc
particulier : il ne se développe pas à partir d’événements
extraordinaires rendus crédibles, donnés comme naturels,
mais est articulé au fait que le spectateur conserve toujours
le sentiment d’assister à un film... ou mieux,
d’approcher le cinéma comme une réalité singulière.
Au recours à l’ellipse répondront également d’autres
procédés d’exploitation comique de la manipulation
temporelle. Le plus remarquable est probablement le "slow-burn",
forme particulière dont les productions Hal Roach et surtout
Laurel et Hardy s’étaient fait une spécialité. Elle
consiste à se placer à l’échelle de la séquence pour
aggraver une situation initiale par une succession d’événements
catastrophiques, et ce jusqu’à son explosion finale.
Pratiquement, cela revient à espacer chaque action d’un
temps de relâche, un temps "mort" pendant lequel la
tension monte d’un cran. Le slow-burn le plus connu de Lewis
est certainement celui de The Ladies’ Man (1961), où
l’on assiste à la destruction progressive par Herbert (Jerry)
du chapeau d’un gangster menaçant. Le comique existe ici
entre chaque tentative faite par Herbert pour ajuster le
couvre-chef sur la tête de son propriétaire : le
gangster, parce qu’il ne fait rien d’autre que contenir
une rage grandissante, nous permet de prendre conscience que
ce qui est drôle est non pas l’acte destructeur en lui-même,
mais la possibilité qui nous est donnée de prendre toute la
mesure, après-coup et posément, de l’étendue des dégâts.
Fréquemment, enfin, le cinéaste fait reposer le gag sur
le principe d’un décalage entre le temps de l’action et
le temps de sa conséquence. Dans le même film, le technicien
du son de l’équipe de télévision hurle dans le micro relié
aux écouteurs que porte Herbert. Ce dernier ne cille pas,
retire son casque pour faire quelques pas en souriant... puis
s’écroule soudain, tétanisé.
L’héritage hollywoodien
Jerry Lewis nous rappelle sans cesse son appartenance à
Hollywood. Alors que nous attendons volontiers de son
burlesque le registre d’une franche satire, son rapport au
symbole du cinéma américain reste ambigu, mêlant affinités
et distance. Ainsi, outre ce sentiment d’assister parfois au
numéro de music-hall d’un simple amuseur public, les films
de Lewis produisent en particulier cette impression dérangeante
—et agaçante— qu’une idéologie typiquement américaine,
moralisatrice, vient se mêler au genre. C’est à cette idée
que renvoient, du moins, ces moments où le personnage brise
le rythme et la gratuité de son comportement extravagant pour
se tourner vers nous dans un appel aux bons sentiments et à
l’indulgence.
"Personne ne m’a jamais demandé de parler",
explique le groom de The Bellboy quand on lui demande
enfin les raisons de son silence tout au long du film. La
confession de Morty, dans The Errand Boy, est plus
douloureuse encore : le personnage avoue à une gentille
marionnette qu’il ne peut se résoudre à assumer sans
remords la tâche méprisable que lui ont confiée les
producteurs de la "Paramutual", à savoir espionner
les studios et signaler les raisons de leur faible productivité
(c’est-à-dire dénoncer les personnes). Mais c’est avec The
Nutty Professor (1963), cependant, que l’on entre réellement
dans les principes et la sentimentalité de l’esthétique réaliste.
La métamorphose finale de Buddy Love en professeur Kelp
s’accomplit devant tous les personnages du film, révélation
visuelle de la supercherie accompagnée d’un discours où
Kelp avoue ses fautes et promet de ne plus jamais se dédoubler.
C’est le moment, précisément, où notre identification au
personnage devient possible, car ce dernier s’humanise en
s’assumant tel qu’il est et en tirant un trait sur le
mensonge.
Ces transgressions du fantasque de l’acteur, malgré
tout, ne réussissent pas tout à fait à infirmer le registre
comique vers un propos plus grave et émouvant. Le pathétique
et le comique restent en réalité disjoints dans le temps
plutôt qu’intimement mêlés, comme chez un Chaplin, dans
une même action. Jerry Lewis aurait beau, autrement dit, opérer
des revirements abrupts du rire vers la morale, la folie de
son jeu d’acteur n’en resterait pas moins intacte :
hormis le cas de The Nutty Professor (où le thème
de la dualité, parce qu’il est justement le moteur de
l’intrigue dramatique, installe le film dans la logique du
discours final), le message reste toujours clos sur lui-même,
sans prise convaincante sur l’exubérance burlesque du
personnage. Mais plus encore : cette juxtaposition du mélodramatique
et du comique produit l’effet inverse d’un rapprochement
en pensée des deux pôles. L’un et l’autre sont si appuyés,
si fortement délimités par leur registre respectif, que
l’idée de l’inconciliable l’emporte finalement sur
celle de la fusion. Le résultat est celui du grotesque, comme
le relève L. Skorecki : "Ce n’est pas la grimace
qui est sublime, ni le discours maladroitement pieux, c’est
l’entre-deux : l’obscénité radicale qui lie deux
balbutiements hétérogènes, l’effet de non-sens assumé
jusqu’au délire, le clivage revendiqué comme esthétique
de dernière instance."[2]
Alors, de même que le discours se présente comme
discours, dans l’évidence d’un didactisme ne pouvant que
susciter la distance, Jerry Lewis s’attachera à montrer le
cinéma sous son aspect artificiel. En nous révélant
"l’envers du décor", le cinéaste démystifie
Hollywood : The Errand Boy nous fait visiter
l’univers des studios jusqu’à son centre de gravité, la
salle de réunion des producteurs. Le cinéma apparaît alors
comme une industrie dont les dirigeants sont motivés —et
aveuglés— par la seule recherche du profit. Il est certain
que cela n’a rien de surprenant... mais le propos du cinéaste
est ailleurs, dans le nouvel écart perceptible, cette
fois-ci, entre la voie inventive, originale qu’emprunte son
registre et un système hollywoodien faisant du film un
produit, conduisant le cinéma vers son uniformisation. Quand
J. Lewis, ainsi, semble revendiquer le terrain du cinéma-spectacle
par des considérations plutôt commerciales —"le décor
doit être de couleur vive, être luxueux, beau et vaste, et
valoir le prix du ticket", c’est bien de la survie de
l’Art qu’il parle— de manière certes inavouée :
"si l’on ne sauvegarde pas la magie de Hollywood, nous
n’aurons bientôt plus d’industrie cinématographique."[3]
Il ne s’agit donc pas de détruire le réalisme (l’académisme
s’en charge !) mais bien de faire du bouleversement de ses règles
la condition d’un art comique. Le luxe et la magnificence
que l’on rencontre parfois chez Lewis cessent en effet d’être
le fait d’un réalisme à la recherche d’un supplément de
séduction (à l’exemple du "grand-spectacle").
Ils s’intègrent au contraire dans le processus burlesque
lui-même : l’intérieur de la pension de The
Ladies' Man, en particulier, surprend autant par sa
somptuosité (dimensions impressionnantes, architecture
recherchée, dynamisme des couleurs, etc...) que par le fait
de se présenter explicitement ... comme un décor de cinéma.
Les étages et les chambres de la pension nous sont en effet
montrés en un seul plan d’ensemble et en coupe. Ne nous
sentons-nous pas au coeur d’un studio, et non dans une
demeure réelle ? Le comique se construira alors à partir de
l’irréalisme des lieux : il exploitera l’espace en
jouant sur son morcellement, tantôt s’appuyant sur
l’insolite d’une vision globale (nous voyons toutes les
chambres, leurs locataires, donc des situations se développant
en parallèle), tantôt en se rapprochant de l’action pour
considérer chaque pièce comme une configuration nouvelle qui
apporte son lot de surprises et de gags (un jeu, plus précisément,
entre le champ et le hors-champ).
Le cinéaste et ses personnages
Il faut avant tout, sur la question des personnages
burlesques interprétés par Jerry Lewis, faire un sort à la
problématique spéculative du dédoublement de la personnalité.
«Comme thème, le dédoublement se suffit à lui-même, écrit
J. L. Comolli : il est tout ensemble son énoncé, son
exemple, son énumération ; l’analyser de surcroît,
c’est vite se livrer au piège de ses doubles parois, renchérir
sur la cascade. Ainsi, l’on aura tout et rien dit en établissant
états ou passages de l’un au double dans The Nutty
Professor, de la multiplication des oncles dans The
Family Jewels». Il y a une différence importante,
autrement dit, entre le cinéaste/acteur qui conçoit et réalise
le film, et les nombreux Jerry qui peuplent la fiction, ces
derniers ne créant la confusion qu’entre eux seuls, dans
les limites de cette fiction, en s’affranchissant de tout
symbolisme du Double entre l’auteur réel et ses créatures.
La multiplication doit par ailleurs être prise comme une
dynamique du comique, comme une liberté proprement cinématographique.
C’est cette idée que le burlesque peut se permettre de
donner corps, de représenter très simplement sa vision du
monde, qui nous intéresse : les personnages se répartissent
en deux ensembles relativement bien délimités, l’un étant
placé sous le signe de la figure burlesque de l’inadapté,
l’autre faisant agir —mais toujours comme personnage de
fiction— le Jerry Lewis du "star-system", le
personnage public et populaire forcément fabriqué par
l’artiste. L’esthétique de Lewis se caractérise une
nouvelle fois par le partage entre deux pôles, chacun
s’appropriant une part de comique et la faisant évoluer de
film en film selon ses propres lois.
Si le cinéaste, avec The Bellboy, tourne
franchement en dérision le Jerry Lewis adulé par les foules,
il confronte avec The Errand Boy la star et
l’inadapté d’une façon nettement plus troublante. Morty,
enfin reconnu et fêté par ses pairs, tombe nez à nez avec
Jerry le minable colleur d’affiches du début du film :
n’est-il pas soudainement rappelé à la difficile condition
qui était la sienne ? Lequel des deux, finalement, remporte
notre sympathie ? Il fallait cependant que le vedettariat soit
décrit dans tout son cynisme, qu’il se synthétise dans un
personnage qui en serait l’emblème : ce sera l’inquiétant
Buddy Love de The Nutty Professor, aboutissement de
la bêtise, du mépris de l’Autre, mais également de
l’aliénation du public (dans le film, la jeunesse).
L’existence de Love est une étape importante : elle
termine, d’une part, le processus entamé dans les films précédents,
la réalisation de ce que le thème de la star contenait en
substance ; elle ouvre l’œuvre ultérieure d’autre
part, sur une clarification importante, sur le fossé désormais
perceptibles entre les réapparitions de Love et celles du (ou
des) Jerry cher(s) à l’auteur. Le cinéaste a donc fini par
se désolidariser définitivement du jeu de la domination du
public par la séduction, en rejetant cette dernière dans un
archétype solide, au besoin réaliste, mais foncièrement négatif.
On le retrouvera ainsi avec le clown de cirque de The
Family Jewels (1965) qui méprise les enfants et leur préfère
l’argent, ou à travers le milliardaire de Which Way to
the Front ? (1970), qui mène un projet militaire.
The Nutty Professor est également passage d’un
personnage burlesque à l’autre, un film-bilan où Kelp, au
fond, prend la parole au nom de tous ses prédécesseurs :
il n’y aura plus de tentative de changer de masque pour être
aimé mais une revendication, désormais, de l’être différent.
Ce registre de l’inadapté, avant The Nutty Professor,
aura marqué intensément le spectateur. On retiendra de cette
période une première caractéristique du personnage.
"Tout ce que je fais finalement, dit Lewis, c’est
tendre un miroir aux gens et me montrer dans des situations où
ils peuvent se sentir supérieurs".[4]
Jerry, par sa loufoquerie, par un comportement qui atteint les
limites de l’acceptable dans le domaine du jeu d’acteur
(les grimaces), est bien une figure intolérable pour
l’identification. Son immaturité, tant devant ses
semblables que devant l’amour, est difficile à partager ;
elle est la cause de notre rapport problématique à la
principale source de comique du film, le personnage central.
Or, c’est à partir de cette immaturité qui nous met à
distance de Jerry que le cinéaste favorise une plus grande réflexivité.
Nous sommes en effet rapidement amenés, par l’inégalité
de notre rapport au personnage, à prendre conscience d’une
position plutôt embarrassante : notre supériorité est
analogue à celle que ne cesse de subir le personnage, dans la
fiction, de la part de son entourage. Et l’écart de la
norme, chez Lewis, est l’objet d’une répression féroce.
Il est ainsi fréquent que Jerry ne puisse placer un mot
d’explication à son interlocuteur, alors que celui-ci le
noie de menaces, voire d’injures, en raison d’une
maladresse quelconque. "L’isolement du personnage —écrit
J. L. Leutrat— concerne aussi la parole, instrument courant
de communication, qui lui manque totalement dans The
Bellboy où il ne sait que siffler. [...] De plus, les
autres l’empêchent de s’exprimer en l’interrompant,
d’où ces innombrables mimiques qui le montrent prêt à
parler".[5] La peur
et la rancœur qu’éprouve Herbert envers les femmes et qui
nous font rire (The Ladies’ Man), renvoient, elles,
au matriarcat et à la misogynie que l’on trouve dans la
société américaine. Le personnage n’exprime qu’un
jugement fondé sur une confortable image négative (sa fiancée
l’a trahi au début du film), dans laquelle il se complaît
d’une manière toute adolescente Les demoiselles du
pensionnat sont tout au contraire sympathiques, peut-être
malicieuses, mais au bout du compte sincères et naturelles.
Le professeur Kelp, enfin, sera la négation vivante du culte
de la beauté, de la force et de la réussite qui domine
l’université américaine : il est
"l’intellectuel américain brimé et ridiculisé, que
maltraitent les sportifs, et dont le génie est matière à plaisanteries
perpétuelles".[6]
Une seconde caractéristique importante du personnage est
sa rupture avec l’immuabilité de la figure burlesque
traditionnelle : à l’intérieur de chaque film comme
sur l’ensemble de l’oeuvre, la logique de Jerry est celle
d’une transformation. Celle-ci, bien sûr, et dans la mesure
où les normes du réalisme nous restent séduisantes, est espérée
de notre part. Mais l’évolution vers la maturité prend
chez Lewis un tour subversif : elle se présente comme
conquête personnelle du protagoniste et, au delà, comme décision
arbitraire du cinéaste. Quand Herbert entre dans la chambre
interdite et tombe nez à nez avec une mystérieuse
femme-panthère qui évolue au plafond, sa réaction sera de dépasser
la peur pour communier dans la danse, d’abandonner sa
gaucherie pour s’ouvrir avec brio et grâce à sa
partenaire, de s’accomplir enfin... mais sans que cela
ressemble au règlement d’une dette envers le spectateur. En
d’autres termes, le jeune homme incapable, raté, comique
par là-même, grandit seul contre toute attente, et nous
force à nous interroger. N’était-il pas commode pour nous
de rire d’un pitre ? Rassurant que ce dernier soit
radicalement anormal pour que nous nous sentions relativement
dans la norme ?
Jerry Lewis ne se contente donc pas de camper l’immaturité
américaine, il la confronte à l’idée contraire, celle de
l’être adulte.
La modernité de son personnage —c’est-à-dire
l’originalité de son caractère subversif— découle de
son attitude paradoxale : l’inadapté nous fait rire
tout en nous affirmant qu’il faut grandir. C’est en réalité
moins la maturité en soi qui importe que ce qui se sera dégagé
auparavant du comportement de Jerry : l’idée de processus.
Libération et amertume
Du Stanley muet et sifflotant (The Bellboy) à
Herbert conquérant la parole (The Ladies’ Man), de
la misogynie adolescente d’Herbert au soudain intérêt de
Morty pour les femmes (The Errand Boy), de la
reconnaissance des capacités de Morty au professeur Kelp
socialement installé, le personnage burlesque de Lewis est
une figure comique de plus en plus autonome. Libéré du
vedettariat (Love), il sera autorisé avec The Family
Jewels à se multiplier et à conduire à travers les
oncles de la petite fille Donna Deyton, un comique sans
retenue. Cette émancipation donne dans le même temps
naissance à un nouveau type de personnage : Willard,
chauffeur de Donna, sous les traits non grimés de Lewis.
Visiblement seul et amer il rappelle les accès d’humanisme
et de gravité auxquels nous avait habitué le cinéaste. La
nouveauté, cependant, est qu’il conserve devant les événements
du film une certaine neutralité, qu’il se garde de tout
discours sur le monde. Sa mélancolie n’ayant d’égal que
son amour pour l’enfant, il la transporte d’un oncle à
l’autre afin qu’elle choisisse son père adoptif. Le
cynique clown manquant seul à la réunion familiale (il a, en
quelque sorte, déserté l’univers comique), Willard revêtira
sa défroque afin que Donna ait le droit de le choisir :
elle ne s’y trompera pas.
Willard est figure du cinéaste. Son rapport à Donna est
analogue à celui de Jerry Lewis (créateur) à nous mêmes
(spectateurs) : il met sa protégée en présence de ses
oncles comme s’il s’agissait de visiter le cinéma
burlesque. Première réflexivité du procédé :
Willard, organisateur des rencontres de Donna, est un cinéaste
qui reste en dehors de l’univers comique des oncles. Lewis défend
ici sa conception de créateur burlesque : c’est bien
avec le spectateur qu’il noue une relation, non avec ses créatures.
Il ne se confond pas avec elles et nous interroge en retour :
envisagez-vous l’univers burlesque en faisant abstraction de
la personne du cinéaste ? L’adoption de Willard par Donna
est alors un second point de réflexivité. Il faut, afin de
rendre l’adoption possible, que le chauffeur prenne le
risque de se déguiser en l’oncle clown honni par Donna.
Le cinéaste, autrement dit, réclame notre amour en retour
du sien au risque d’être confondu avec la star comique bien
connue du public. Saurons-nous voir en lui celui qui invente
son univers pour le partager à égalité avec le spectateur ?
Hardly Working (1979) reprend cette figure de
l’artiste clown faisant sincèrement son métier et qui désigne,
au fond, le cinéaste. Mais la situation est autrement plus
grave : le clown a, cette fois, effectivement
perdu ses spectateurs et se retrouve au chômage. Il sera
comme Willard une liaison entre les divers emplois occupés le
temps d’un sketch, contrastant leur comique débridé (séquence
délirante du cuisinier japonais, par exemple) par le temps de
la solitude.
Smorgasbord (1983), dernière réalisation où
Jerry Lewis se met en scène, est cette fois plus déroutant
que réellement comique, et est au fond un film plutôt
pessimiste. Pour S. Daney, "nous sommes, dès les premières
images du film (les suicides ratés) dans un monde où tout,
ostensiblement, est devenu symptôme."[7]
Le personnage traîne en effet son inadaptation comme une réelle
pathologie, une souffrance (traitée de manière comique) qui
le conduit au divan du psychiatre.
Construit comme une suite de sketches —un décousu qui
renvoie à The Bellboy— le film laisse une
impression de vide, un vide qui s’installe en retour de gags
"énumérés" par le cinéaste, "exécutés"
par l’acteur, et qui mêlent à leur tonalité comique une
certaine angoisse. Reste en revanche une note d’espoir, à
travers la réconciliation finale du film : Jerry, guéri,
peut enfin rencontrer une femme en étant visiblement son égal,
et partir en formant avec elle un véritable couple.
Smorgasbord est au fond symptomatique d’une Amérique
vide de sens... ou n’en comportant plus qu’un, celui qui
fonde l’incompréhension que le public voue désormais à
l’artiste. La file d’attente d’un cinéma se désagrège
lorsqu’il lui raconte son propre film, Smorgasbord,
puis c’est un public massif —et non des spectateurs— qui
accourt quand Jerry clame soudain que son film correspond aux
critères les plus racoleurs du cinéma commercial (tout ce
que Smorgasbord, justement, refuse) : séduction
par le sexe, la violence, le luxe, l’action, etc...
"Qu’est devenu le cinéma hollywoodien ?"
demande finalement le film. Pour son auteur, le compromis que
réalisait son personnage entre le comique public
(l’amuseur, si l’on veut) et le portrait implicite et
moins flatteur d’un "pur produit de son époque",
n’est plus viable. La silhouette adulte de la fin de Smorgasbord
est à l’image d’un ultime règlement de comptes entre
celui qui joue l’inadapté et une société n’acceptant décidément
pas l’individu sortant de la norme. C’est encore seul,
sans concession, que Jerry Lewis quitte la folie et le comique
pour les faire endosser au psychiatre, qu’il abandonne également
la foule qui se rue au cinéma.
Frédéric Favre
******
LES FILMS RÉALISÉS PAR JERRY LEWIS
1960. The Bellboy (Le dingue du palace)
1961. The Ladies’ Man (Le tombeur de ces dames)
1962. The Errand Boy (Le zinzin d’Hollywood)
1963. The Nutty Professor (Dr Jerry et Mr Love)
1964. The Patsy (Jerry souffre-douleur)
1965. The Family Jewels (Les tontons farceurs)
1966. Three on a Couch (Trois sur un sofa)
1967. The Big Mouth (Jerry la grande gueule)
1969. One More Time
1970. Which Way to the Front ? (Ya ya mon général)
1980. Hardly Working (Au boulot Jerry)
1983. Smorgasbord (T’es fou Jerry)
_____________________
[1] R. Benayoun ;
cité par J. L. Leutrat, P. Simonci ; "Jerry
Lewis" ; Premier Plan ; Serdoc. Lyon
1965 (p.83).
[2] L. Skorecki, "Hardly
working" ; in Cahiers du Cinéma nº311 ;
mai 1980 (p.46).
[3] R. Benayoun ;
A. S. Labarthe ; "Entretien avec J. Lewis" ;
in Cahiers du Cinéma nº197 ; déc. 1967
(p.31).
[4] G. Hyneck,
"Entretien avec J. Lewis" in La Revue du Cinéma
nº278, nov. 1973 (p.33).
[5] J. L. Leutrat ;
P. Simonci ; "Jerry Lewis" ; Op. cit.
(p.25).
[6] Citation de
Benayoun ; Ibid. (p.45).
[7] S. Daney ;
"Non réconciliés" ; in Cahiers du Cinéma
nº347 ; mai 1983 (p.22).
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