PIERRE
DRIEU LA ROCHELLE :
UNE VIE
Par
manque d'espace, la rédaction a été obligée de réduire le présent
article. Nous avons éliminé les éléments biographiques du texte
qui éclairaient peu l'engagement politique de Drieu ou qui n'avaient
guère d'incidence sur sa production littéraire, tout en préservant
le style de l'auteur. Nous espérons qu'il ne nous en tiendra pas
rigueur. Le texte intégral est disponible sur simple demande à la rédaction.
Pierre Eugène Drieu la Rochelle est né à Paris le 3 janvier 1893.
Sa famille appartient à la petite bourgeoisie désargentée, républicaine
et patriote. Adultères et tracas financiers enveniment la vie
familiale. Les parents se déchirent. Mais l'enfant est protégé par
un admirable grand-père (premières années racontées dans "État
civil", publié en 1921). Drieu apprend à lire dans de grands
albums cartonnés retraçant l'épopée napoléonienne. Cette littérature
épique enflamme sa jeune imagination.
A quatorze ans, il perd la foi catholique en découvrant
"Zarathoustra" de Nietzsche. (Le solitaire de Sils-Maria
exercera sur lui un attrait permanent. Drieu restera jusqu'à sa mort
l'un des rares "nietzschéens" français de sa génération
- avec Georges Bataille et André Malraux).
Adolescent,
Drieu séjourne quelques temps à Shrewsbury (Angleterre). Vive
anglophilie - que l'écrivain professera durant toute son existence. A
dix-huit ans, il entre à l'École des Sciences Politiques. Puis, il
s'inscrit à la Sorbonne, où il prépare une licence d'anglais -
langue qu'il maîtrisera parfaitement, traduisant même en 1933 un
roman de David Herbert Lawrence - ainsi qu'à la faculté de droit de
Paris.
Ayant échoué au concours de sortie, il résilie son sursis et est
appelé, en novembre 1913, au 5e Régiment d'Infanterie caserné à la
Pépinière. Drieu est rapidement déçu par la médiocrité de la vie
de caserne.
Mais à l'aube du 4 août éclate le premier conflit mondial !
23
août : bataille de Charleroi. L'armée française, bousculée, bat en
retraite. Drieu est blessé à la tête par un éclat d'obus. Avant de
sombrer dans l'inconscience, il aura la révélation brutale du
guerrier et du chef qui sommeillait en lui (voir "La Comédie de
Charleroi", 1934).
Convalescent, il compose des poèmes guerriers. On y reconnaît
l'influence de Nietzsche pour le fond, de Claudel et Rimbaud pour la
forme. Certains textes où perce l'estime pour l'adversaire,
susciteront l'ire de la censure militaire française. L'intervention
de l'ancien ministre socialiste Marcel Sembat sera nécessaire pour
qu'en 1917 le recueil puisse paraître sans mutilation.
Ensuite, il combat en Champagne, dans les Dardanelles et devant
Douaumont, où il est blessé pour la troisième fois. La guerre
moderne et inhumaine, symbolisée par "le courage et la
peur", allait le marquer à jamais, comme elle devait marquer
Montherlant, Jünger, Dorgelès. Drieu n'est certes pas un pacifiste
mais il estime que la guerre moderne a trahi la guerre éternelle, la
guerre "humaine". La nouveauté radicale du premier conflit
mondial, c'est qu'il a définitivement marqué la victoire de la
technique sur l'humain. A l'horreur industrielle s'ajoute le
messianisme des démocrates qui - prétendant incarner le Droit et la
Justice - travestit l'adversaire loyal en démon, en "esprit du
mal"qu'il faut éradiquer à tout prix. Foin de l'antique esprit
de chevalerie ! Guerre totale ! Femmes, enfants, et vieillards jamais
plus ne seront épargnés.)
… Drieu sera décoré de la Croix de Guerre - qu'il n'arborera
jamais.
Vers le milieu 1916, il se lie avec Aragon auquel il dédiera, neuf
ans plus tard, son premier véritable roman : "L'Homme couvert de
Femmes".
Il collabore à "Littérature", aux"Écrits
Nouveaux", aux premiers numéros de paix du
"Crapouillot" et à "La Nouvelle Revue Française
".
1922 : publication de "Mesure de la France", livre prophétique
annonçant la disparition de sa patrie en tant que grande puissance.
"Mesure de la France" est aussi une diatribe contre la
baisse effrayante de la natalité française. L'avenir appartient aux
nations fortement peuplées (Amérique, Russie soviétique et demain
Inde, Chine). La France ne peut donc espérer un rôle mondial que si
elle accepte de s'intégrer à un vaste réseau d'alliance, à une fédération
européenne. Cette fédération ne pourra vivre que si elle pratique
l'égalité entre les peuples, sans exclusion et sans hégémonie
aucune.
Juin 1925 : Rupture avec Aragon et le groupe des surréalistes.
1927 est une date importante. Drieu publie "Le Jeune Européen"
et "La Suite dans les Idées". Avec Emmanuel Berl, écrivain
juif progressiste, il entreprend la rédaction de cahiers politiques
et littéraires ("Les Derniers jours" - sept livraisons de février
à juillet).
La même année, il fait la connaissance de Malraux.
Un an plus tard, il fait paraître "Genève ou Moscou",
essai dédié à Berl. Retenons un court passage de ce livre, écrit
à l'époque où se déchaînait le plus absurde des chauvinismes :
"Entre Calais et Nice, j'étouffe: je voudrais m'allonger jusqu'à
l'Oural. Mon cœur nourri de Goethe et de Dostoïevski, filoute les
douanes, trahit les drapeaux, se trompe de timbre-poste dans ses
lettres d'amour. Je veux être grand et achever le monument européen
pour la plus grande gloire du monde. (…) Nous sommes 360
millions."
Drieu
voyage en Grèce et y puise l'inspiration d'un nouveau roman:
"Une Femme à sa Fenêtre" (publié en 1930). Boutros,
principal personnage masculin, est un militant communiste peu soucieux
d'idéologie. Vitaliste et pur, il se rit des dogmes et rêve de
"se donner à ce qu'il y a de plus fort dans le monde".
En mai 1931, il publie "L'Europe contre les Patries", catéchisme
tiré de "Mesure de la France" et de "Genève ou
Moscou". Drieu y prophétise le triomphe de l'Europe sur les
nations qui la déchirent. Humaniste et socialisant, le patriotisme
européen de Drieu est vision d'avenir. Alors qu'en France la droite
s'en tient aux mots d'ordre de Maurras et qu'outre-Rhin les activistes
s'abandonnent à un pangermanisme revanchard, Drieu, seul, rêve
l'Europe. Il la rêve une, grande et libre. Il l'observe telle une
femme désirable et belle, avouant"un amour implacable, immoral,
intransigeant."
Mais Drieu, s'il s'efforce de "faire un lien entre la Cité et
l'esprit", ne se veut nullement l'autorité morale qu'encenserait
le régime. Ayant une conception des plus libres du rôle de
l'artiste, il ira même, en juillet, jusqu'à refuser la Légion
d'Honneur.
Drieu, jusqu'alors, n'avait été que le témoin lucide de son temps,
oscillant de façon impertinente entre communisme et capitalisme rénové.
Il était l'homme qui, avec D. H. Lawrence, en dénonçait les tares,
les mesquineries, les conformismes. Sa vie et son œuvre devaient
basculer un soir de février 1934, lorsque, parmi les morts et les
blessés de la place de la Concorde, il se proclama fasciste. Fasciste
par provocation. Par bravade. Par écœurement. Fasciste face à un régime
corrompu, protecteur d'escrocs apatrides et de policiers assassins.
Il
devait alors nourrir un fol espoir : rassembler en une vaste cohorte
les révolutionnaires trahis - de gauche comme de droite (cf. ses
articles dans la "La Lutte des jeunes", brûlot fondé par
Bertrand de Jouvenel).
Novembre 1934 : publication de "Socialisme fasciste"
(Commentant ce titre, Julien Benda souligne l'intégrité de Drieu"
épris de passion morale"et son souci" de faire une
politique de gauche avec des gens de droite". Cette envie de
briser les partis pris et les carcans idéologiques. Cette envie que
lui, tour à tour, attiré par l'Action française, le communisme et
le surréalisme, croira reconnaître en Doriot l'ouvrier patriote).
C'est dans "Socialisme fasciste" que Drieu explique comment
le nouvel ordre germano-italien se sert du nationalisme pour
s'imposer... "Et, par la suite, déranger et altérer le système
capitalise dans la mesure où les nécessités du nationalisme
l'obligent à faire du socialisme, moins peut-être qu'il n'en promet
d'abord, mais bientôt plus qu'il n'en voudrait."Il note encore:
"Le nationalisme est l'axe de l'activité fasciste. Un axe, ce
n'est pas un but. Ce qui importe pour le fascisme, c'est la révolution
sociale, la marche lente, effarée, détournée, subtile, selon les
possibilités européennes, au socialisme."
Début
1935, Drieu entreprend le grand roman inspiré par l'histoire de sa
propre famille : "Rêveuse bourgeoisie". Durant les premiers
jours de septembre, il assiste à Nuremberg, au congrès du parti
national-socialiste. Volonté farouche de voir dans le stalinisme un
"demi-fascisme", et dans le fascisme un
"demi-socialisme "fragile, certes, mais combien prometteur !
Juin 1936, c'est le triomphe du Front populaire. Et la date de la
fondation du Parti Populaire Français par Jacques Doriot, maire de
Saint-Denis, ancien député communiste. Drieu adhère immédiatement
au nouveau parti, est nommé membre de son Comité central et éditorialiste
de son journal : "L'Émancipation nationale" - auquel il
donnera plus d'une centaine d'articles entre juillet 1936 et décembre
1938.
Cette activité journalistique ne l'empêche pas de travailler
d'arrache-pied au roman qu'il considère déjà comme l'œuvre de sa
vie : "Gilles".
Mais
le militantisme de Drieu s'essouffle progressivement. Cet esprit libre
est tout à l'opposé d'un homme de parti. Il cherche. Il s'interroge.
Il doute…1939, amer et meurtri, Drieu quitte le P.P.F.
Début décembre, il reçoit le premier exemplaire de
"Gilles", mutilé par la censure de Giraudoux. Dans son
"Journal", il note fièrement "Toute ma génération
s'y retrouvera, de gré ou de force". Le livre est un succès. Il
sera republié sans coupure en 1942 (avec une importante préface).
Le 10 mai au matin, les forces armées du Reich attaquent à l'Ouest.
La guerre est courte et brutale. A Paris, le drapeau rouge à croix
gammée flotte sur l'Assemblée nationale. Bellicistes et agioteurs
sont en fuite. A Bordeaux, la Chambre issue du Front populaire confie,
à une écrasante majorité, le pouvoir au Maréchal Pétain.
Drieu, prend, fin 1940, la direction de la N.R.F., se cantonnant dans
une activité journalistique et littéraire. Il collabore notamment à
la "La Gerbe" d'Alphonse de Châteaubriant.
En
1941, Drieu obtient des autorités d'occupation la libération de Jean
Paulhan, arrêté pour faits de résistance (réseau du musée de
l'Homme). Cette intervention sauvera Paulhan de la déportation - et
peut-être de la mort.
Vers le milieu de l'automne, Drieu semble évoluer vers le stalinisme.
Il exprime sa crainte de voir l'hitlérisme devenir de plus en plus
nationaliste et de moins en moins socialiste.
En novembre, Drieu retourne au P.P.F, alors que les alliés débarquent
en Afrique et occupent les anciennes colonies françaises.
L'année suivante, Drieu rencontre Malraux à Paris. Il accepte d'être
le parrain de son deuxième fils, Vincent. Malgré la guerre, les
vieille amitiés demeurent intactes.
Drieu publie alors "Chronique politique" et "L'Homme à
Cheval", roman dont l'action se situe dans une Bolivie de rêve
("Que nous importe une patrie si elle n'est promesse
d'Empire?"). Jaime Torrijos, le romanesque héros de "L'Homme
à Cheval", incarne l'idéal du guerrier selon Drieu.
Le 8 mai, paraît son premier article dans "Révolution
nationale", qu'anime Lucien Combelle. Trente-quatre textes
suivront, d'une totale impertinence envers l'occupant hitlérien qui,
au bout de tant de mois de lutte et de sacrifice, n'avait été
capable de transformer une guerre de conquête et d'annexion en révolution
socialiste européenne…
En novembre, il voyage en Suisse. Ses amis le pressent d'y rester,
mais il refuse catégoriquement. Il décide de revenir à Paris et de
s'y donner la mort "en temps utile".
En mai 1944, il termine "Les Chiens de Paille", "bilan
de la collaboration", où l'on peut lire cette phrase terrible,
cette phrase de militant : "Il faut sacrifier les autres et se
sacrifier soi-même".
Le
12 août, après avoir écrit un dernier article ("Lettre à un
Ami gaulliste"), il tente de se suicider. Gabrielle, sa
gouvernante, lui sauvera la vie in extremis.
Entre cette date et son suicide réussi (15 mars 1945), Drieu achève
"Récit secret" - édité en 1951 par son frère Jean. Dans
cet ultime volume, Drieu, calme et désabusé, réaffirme fièrement
son credo socialiste et son amour de l'Europe :
"Je ne suis pas un patriote ordinaire, un nationaliste fermé. Je
ne suis pas qu'un français, je suis un Européen.
J'ai examiné tour à tour toutes les solutions possibles pour en
venir à l'Europe. J'ai toujours été contre l'hostilité
franco-allemande comme un des principaux obstacles à l'Europe.
J'ai toujours parlé librement aux Allemands, durement. Je leur ai
expliqué qu'ils ne comprenaient rien à la révolution socialiste
européenne qui aurait pu justifier et transfigurer leurs agressions
et leurs conquêtes. Je voulais que, sous l'occupation et sous la
pression de la guerre et les nécessités de la guerre, le peuple de
France affirmât sa vitalité et sa personnalité par une révolution
socialiste immédiate.
Pour moi, le fascisme, c'était le socialisme, la seule chance du
socialisme réformiste. (…) je voulais que la collaboration fût une
résistance, mais une résistance sociale. "
Que
ces lignes dernières ne soient pas considérées comme la tentative
de justification d'un vaincu. Qu'elles soient, au contraire, message
d'espoir et de persévérance. Fascisme et antifascisme appartiennent
désormais à l'Histoire. Mais les deux véritables passions de Drieu
- l'unité de l'Europe et la justice sociale - demeurent actuelles et
inspirent une nouvelle résistance.
Daniel LESKENS
Principales
études consacrées à Pierre Drieu la Rochelle
Témoin
et Visionnaire (Pierre Andreu) ; Grasset, 1952
Drieu la Rochelle (Pierre Andreu et Frédéric Grover) ; Hachette,
1979
Soldat de la Grand guerre 1914-1918 (Jean Bastier) ; Albatros, 1989
Céline, Brasillach et la Tentation fasciste (Tarmo Kunnas) ; Les Sept
couleurs, 1972
Drieu parmi nous (Jean Mabire) ; La Table Ronde, 1963
Drieu la Rochelle ou l'Obsession de la Décadence (Jean-Louis
Saint-Ygnan) ; Nouvelles éditions latines, 1984
Le Romantisme fasciste (Paul Sérant) ; Fasquelle, 1959
Drieu la Rochelle (Pol Vandromme) ; Éditions universitaires, 1958
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