Messieurs,
Nommé votre représentant
aux États généraux, je vous dois un compte particulier de tout ce
qui est relatif aux affaires publiques : puisqu'il m'est
physiquement impossible de remplir ce devoir envers vous tous,
autrement que par la voie de l'impression, souffrez que je publie
cette correspondance et qu'elle devienne commune entre vous et la
Nation ; car bien que vous ayez des droits plus directs aux
instructions que mes lettres pourront renfermer, chaque membre des
États généraux devant se considérer, non comme le député d'un
ordre, ou d'un district, mais comme le procureur fondé de la Nation
entière, il manquerait au premier de ses engagements s'il ne
s'instruisait de tout ce qui peut l'intéresser ; personne sans
exception ne pourrait s'y opposer, sans se rendre coupable du crime
de lèse-majesté nationale, puisque même, de particulier à
particulier, ce serait une injustice des plus atroces.
J'avais cru qu'un journal qu'on a annoncé dans son prospectus,
comme devant être rédigé par quelques membres des États généraux,
pourrait, jusqu'à un certain point, remplir envers la Nation ce
devoir commun à tous les députés : grâce à l'existence de
cette feuille, je sentais moins strictement l'obligation d'une
correspondance personnelle, mais le ministère vient de donner le
scandale public de deux arrêts du Conseil, dont l'un, au mépris du
caractère avoué de ses rédacteurs, supprime la feuille des États
généraux, et dont l'autre défend la publication des écrits périodiques.
Il est donc vrai que, loin d'affranchir la Nation, on ne cherche qu'à
river ses fers ! que c'est en face de la Nation assemblée
qu'on ose produire ces décrets auliques, où l'on attente à ses
droits les plus sacrés; et que joignant l'insulte à la dérision,
on a l'incroyable impéritie de lui faire envisager cet acte de
despotisme et d'iniquité ministériels, comme un provisoire utile
à ses intérêts !
Il est heureux, Messieurs, qu'on ne puisse imputer au Monarque ces
proscriptions, que les circonstances rendent encore plus
criminelles. Personne n'ignore aujourd'hui que les arrêts du
Conseil sont des faux éternels, où les ministres se permettent
d'apposer le sceau du Roi ; on ne prend pas même la peine de déguiser
cette étrange malversation ; tant il est vrai que nous en
sommes au point où les formes les plus despotiques marchent aussi
rondement qu'une administration légale !
Vingt-cinq millions de voix réclament la liberté de la presse ;
la Nation et le Roi demandent unanimement le concours de toutes les
lumières. Eh bien ! c'est alors qu'on nous présente un veto
ministériel ; c'est alors qu'après nous avoir leurrés d'une
tolérance illusoire et perfide, un ministère, soi-disant
populaire, ose effrontément mettre le scellé sur nos pensées,
privilégier le trafic du mensonge, et traiter comme objet de
contrebande l'indispensable exportation de la pensée.
Mais de quel prétexte a-t-on du moins essayé de colorer
l'incroyable publicité de l'arrêt du Conseil du 7 mai ?
A-t-on cru de bonne foi que les membres des États généraux, pour
écrire à leurs commettants, fussent tenus de se soumettre aux règlements
inquisitoriaux de la Librairie ! Est-il dans ce moment un seul
individu à qui cette ridicule assertion puisse en imposer ?
N'est-il pas évident que ces arrêts proscripteurs sont un crime
public, dont les coupables auteurs, punissables devant les tribunaux
judiciaires, seraient bien forcés dans tous les cas d'en rendre
compte au tribunal de la Nation ?
Eh ! la Nation entière n'est-elle pas insultée dans le
premier de ces arrêts, où l'on fait dire à Sa Majesté qu'elle
attend les observations des États généraux comme si les États généraux
n'avaient d'autres droits que celui de faire des observation ?
(...)
D'un autre côté, quels sont les papiers publics qu'on autorise ?
Tous ceux avec lesquels on se flatte d'égarer l'opinion :
coupables lorsqu'ils parlent, plus coupables lorsqu'ils se taisent,
on sait que tout en eux est l'effet de la complaisance la plus
servile et la plus criminelle ; s'il était nécessaire de
citer des faits, je ne serais embarrassé que du choix. (...)
Vous trouverez encore, dans ce même journal, de perfides
insinuations en faveur de la délibération par ordre : tels
sont les papiers publics auxquels un ministère corrupteur accorde
toute sa bienveillance. Ils prennent effrontément le titre de
papiers nationaux : on pousse l'indignité jusqu'à forcer la
conscience du public pour ces archives de mensonges : et ce
public, trompé par abonnement, devient lui-même le complice de
ceux qui l'égarent.
Je regarde donc, Messieurs, comme le devoir le plus essentiel de
l'honorable mission dont vous m'avez chargé, celui de vous prémunir
contre ces coupables manœuvres ; on doit voir que leur règne
est fini, qu'il est temps de prendre une autre allure, ou s'il est
vrai que l'on n'ait assemblé la Nation que pour consommer avec plus
de facilité le crime de sa mort politique et morale, que ce ne soit
pas du moins en affectant de vouloir la régénérer. Que la
tyrannie se montre avec franchise, et nous verrons alors si nous
devons nous raidir, ou nous envelopper la tête.
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