Économiste et sociologue allemand
Max Weber naît à Erfurt, en Thuringe, en avril 1864,
dans un milieu familial protestant comptant des industriels du
textile, des hauts fonctionnaires et des universitaires. Son père mène
une carrière politique dans le parti national-libéral, et Weber côtoie
dès son jeune âge des politiciens et des intellectuels tels Dilthey
et Mommsen. Lecteur de Marx, Hegel, Nietzsche, mais aussi de Kant, se
passionnant pour l'histoire, la philosophie, l'esthétique, la théologie,
il poursuit de brillantes études de droit et d'économie: sa thèse
sur les sociétés commerciales au Moyen Âge (1889) et le texte de
son habilitation portant sur l'histoire des institutions agraires dans
l'Antiquité (1891) le font saluer comme un chercheur éminent. Il
enseigne le droit et l'économie politique à Fribourg (1894) puis à
Heidelberg (1896), mais une santé défaillante lui fait abandonner
ses cours en 1898. Après avoir fondé en 1904 la revue Archives
de sciences sociales et de sciences politiques avec Sombart et
Jaffé, il participe en 1910 à la création de la Société
allemande de sociologie. Engagé dans une activité politique,
opposant à Guillaume II, convaincu de la nécessité de l'État-Nation,
il combat l'antisémitisme, l'anti-européanisme et la démagogie, et
adhère au parti social-démocrate en 1918. Membre de la délégation
allemande au traité de Versailles, il est sollicité pour travailler
à l'élaboration de la Constitution de la République de Weimar.
Appelé à la fin de 1918 à la chaire de sociologie de
l'université de Munich, il meurt prématurément de pneumonie en juin 1920.
Oeuvre
Reconnu comme un des fondateurs de la sociologie,
Max Weber fut, avec George Simmel, un analyste de la modernité, qui
voyait dans la tendance croissante à la rationalisation une caractéristique
spécifique du développement de la civilisation occidentale. Pour
lui, la sociologie devait être une science «compréhensive» et «empirique»
de l'activité sociale, dont l'«idéal-type» constituait l'outil
conceptuel le plus approprié.
Parallèlement à des travaux théoriques et méthodologiques,
Max Weber a produit des études d'histoire économique, de sociologie
économique, religieuse, politique, juridique; il a ainsi ouvert la
voie aux recherches de sociologie urbaine et de sociologie de l'art,
ainsi qu'à la vision sociologique, plus récente, de la science.
Pour Weber, une approche scientifique est une mise
en perspective du réel selon un «point de vue cohérent» (qui ne
peut se confondre avec l'opinion d'un sujet), et aucune science ne
peut atteindre la totalité du réel; toute recherche visant à
produire des connaissances objectives doit en accepter le caractère
forcément partiel, et l'on ne peut démontrer la prédominance d'un
ordre de causalité sur un autre. Il est d'autant moins admissible de
prétendre fournir des synthèses globales et définitives dans les
sciences sociales que celles-ci ont affaire à la variabilité des
mentalités, des modes de relations sociales et des institutions dans
l'histoire. S'il y a dans les processus sociaux des régularités
quantifiables en termes de probabilités («chances»), leur caractéristique
est d'être compréhensibles pour l'observateur qui en reconstitue le
sens social historique. Travailler sur la «relativité significative»
des phénomènes sociaux n'implique en aucune façon, pour Weber, défendre
un relativisme indifférencié des valeurs.
Max Weber propose de
constituer une science «empirique» et «compréhensive» de
l'activité sociale pour éviter aussi bien d'identifier les phénomènes
sociaux à des entités métaphysiques &endash; Communauté, Société,
Classe, État... &endash; que de leur appliquer par un naturalisme
naïf le modèle organique de la biologie ou le modèle mécanique de
la physique classique. Ces approches, sous leur antagonisme apparent,
prétendaient toutes à un monisme explicatif aboutissant au projet
d'une science normative du social. Pour éviter l'emploi
essentialiste, idéaliste ou psychologiste de concepts globaux, Weber
propose de dégager la «signification subjectivement pensée» des «formes
sociales» historiques. Par là, il ne renvoie pas à l'expérience vécue,
en fait incommunicable et incontrôlable, mais au sens intelligible de
comportements individuels ou de groupes en fonction des savoirs dont
disposent les «agents», les «acteurs sociaux» étudiés. Ainsi
peut-on comprendre et expliquer, évaluer par rapport aux intérêts
existentiels des individus ou des groupes l'efficacité de leurs idées
et de leurs actions menées dans les différents champs de l'existence
sociale organisée: économie, religion, politique, art...
Quelle que soit sa société d'appartenance, l'être
humain est doté d'une capacité de rationalité limitée qui lui
permet de «combiner des moyens et des fins, d'évaluer les éventualités
qui se présentent à lui». Il ne s'ensuit pas que Weber ait une
vision rationaliste du monde, non plus qu'il ne «psychologise» ou
atomise le social: il étudie des phénomènes relationnels associant
représentations mentales, actions, situation historique, et dont
l'agrégation produit des effets qui échappent à la conscience comme
à la volonté des acteurs, ce que Weber appelle le «paradoxe de
l'action et des conséquences». Puisque, selon lui, la qualité qui
nous fait considérer un événement comme un phénomène social et économique
n'est pas un attribut de cet événement, l'idéal-type est le concept
opératoire majeur des sciences sociales, «sciences de la culture».
Il favorise l'interprétation causale de ces «ensembles significatifs»
permettant d'en atteindre «singularité historique» et régularités
typiques. L'idéal-type aide ainsi à établir le rapport des
populations étudiées à leurs valeurs, ce qui implique que le
chercheur réfléchisse simultanément au rapport que lui-même
entretient avec les valeurs de sa propre société. L'idéal-type répond
à l'exigence de neutralité axiologique qui non seulement renvoie à
la déontologie de la recherche et de l'enseignement, mais encore en
conditionne la fécondité. Son élaboration éloigne les risques de
gauchissement et de mésinterprétation des matériaux culturels et
sociaux &endash; toujours porteurs de choix de valeurs, de visions
du monde &endash; par la projection incontrôlée des idéaux et
valeurs personnelles du scientifique.
La neutralité axiologique
Nombre d'intellectuels allemands au XIXe siècle,
et au début du XXe siècle encore, pensaient possible une
science générale du social d'où l'on déduirait le système des
lois et des normes valables pour une société donnée. C'était éliminer
de la réflexion sur le social les phénomènes politiques, alors même
que les bouleversements entraînés par la révolution industrielle et
la Révolution française en montraient l'importance avec les
revendications croissantes d'individualisme et de démocratie. Au
contraire, pour Weber, qui reprend ici la position de Kant, on ne
saurait confondre jugement de fait et jugement de valeur &endash;
identifier le Beau au Bien et au Vrai &endash; sans perdre la
possibilité de connaissances objectives issues d'approches forcément
unilatérales du réel. On ne peut démontrer qu'un facteur qui apparaît
comme déterminant dans le cadre d'une analyse du changement social
vaille comme principe moteur de l'histoire universelle: la hiérarchie
établie entre les divers ordres de causalité n'est pas naturellement
inscrite dans le réel, elle ne peut que résulter de choix
heuristiques.
La sociologie ne saurait donner de directives à la
pratique politique &endash; laquelle repose toujours sur des choix
de valeurs &endash;, mais seulement des éléments d'expertise
technique pour apprécier une situation et les conséquences prévisibles
d'une décision. Le jugement de valeur engage une affirmation éthique
ou existentielle alors que le rapport aux valeurs est le «socle des
questions que nous posons à la réalité», un concept permettant au
sociologue l'interprétation des conduites humaines. C'est cette
distinction que Weber nomme neutralité axiologique.
Éthique de conviction, éthique de
responsabilité
Dans le domaine de la politique, Weber oppose l'éthique
de conviction, qui ne se préoccupe que du principe moral présidant
à l'action sans se soucier des conséquences, et l'éthique de
responsabilité, selon laquelle seul compte le résultat. À ceux
qu'attire la sphère politique, il demandait d'être mus à la fois
par l'éthique de conviction et par l'éthique de responsabilité, qui
accepte de prendre conscience des risques qu'entraîne logiquement
toute décision et s'appuie sur une estimation raisonnée des conséquences
prévisibles.
Il importe de ne pas confondre science sociale et
politique sociale pour travailler sur les phénomènes de pouvoir.
Weber distingue ainsi la puissance, «chance qu'a un individu ou un
groupe d'imposer sa volonté par la force à d'autres», de la
domination, phénomène qui l'intéresse tout particulièrement et
qu'il définit comme la «croyance en la légitimité d'un ordre reçu».
Celle-ci présente trois formes idéal-typiques: la domination légale,
impersonnelle, qui prévaut dans les États modernes appuyés sur une
Constitution écrite et sur une bureaucratie où sont nettement séparés
un état-major de fonctionnaires politiques et une administration
recrutée par examen ou concours; la domination traditionnelle, qui
repose sur le respect de valeurs coutumières, comme dans le pouvoir
patriarcal ou le pouvoir féodal; la domination charismatique, qui se
fonde sur la reconnaissance du caractère extraordinaire, parfois sacré,
d'un individu dont les «pouvoirs» sont l'élément structurant d'un
groupe nouveau (prophète, chef de guerre, voire, à l'époque des
partis démocratiques de masse, leader politique). La domination
charismatique, qui s'oppose à la domination traditionnelle avant de
devenir elle-même source d'une tradition nouvelle par «routinisation
du charisme», est pour Weber l'une des voies du changement social, le
risque étant l'aliénation du groupe au chef.
L'activité (ou action) sociale
Seules sont sociales les conduites orientées avec
un certain degré de conscience (qui peut être illusoire) en fonction
d'un comportement d'autrui. Ainsi, des activités humaines comme les
actes réflexes, émotionnels ou purement imitatifs, ne peuvent, selon
cette définition, être dites «sociales». L'analyse de la
signification historique de l'activité sociale repose sur les catégories
de fin et de moyen: la «justesse» de l'interprétation causale
consiste à déterminer leur degré d'adéquation. Pour faciliter la
«critique technique» des actions sociales, Weber en construit une
typologie fondée sur la plus ou moins grande rationalité des moyens
et des fins. Par ordre croissant de rationalité, il distingue
l'action traditionnelle (reposant sur les coutumes, les croyances,
l'habitus), l'action rationnelle par rapport à une valeur (solidaire
de la religion, de l'éthique, de l'idéologie...), l'action
rationnelle par rapport à un but rationnel (celle du savant, du
technicien, du gestionnaire).
Sociologie de la modernité
La question de la singularité du développement
des sociétés occidentales parcourt toute l'œuvre de Weber. Le
passage au capitalisme moderne notamment découle, pour lui, d'une
structure sociale spécifique qui n'entrava jamais définitivement ni
la poursuite de la rationalisation des pratiques juridiques, économiques
et politiques ni la maîtrise conceptuelle du réel par la science. Il
y distingue deux tendances, l'impersonnalisation des rapports sociaux,
parallèle à l'affaiblissement des liens particularistes et
collectifs des structures communautaires &endash; de la famille à
l'État &endash;, et l'attention à la mesure abstraite et
fonctionnelle du réel, qui favorise la valorisation du progrès des
connaissances objectives et leurs applications technologiques.
Ainsi Weber différencie-t-il la ville «de plein
exercice», la commune, typique du Moyen Âge occidental, des villes
orientales ou extrême-orientales par l'autonomisation d'un droit et
d'une politique économique se libérant intra-muros des droits
lignagers et féodaux. Une couche sociale apparaît alors, la
bourgeoisie.
De même, la forme de l'État moderne émerge de la
dépersonnalisation de la souveraineté, de la différenciation et de
la centralisation des structures de gouvernement et d'administration,
de la distinction des sphères publiques et privées, reposant sur
l'observance de règles écrites et non plus sur le respect d'un
statut personnel hérité, lié à une stratification sociale par
ordres, peu compatible avec la mobilité sociale.
Dans l'Éthique protestante et l'esprit du
capitalisme, Weber montre que le développement du capitalisme
moderne ne peut être expliqué par le jeu «naturel» de lois économiques
«pures» (libéralisme économique), ni par l'économique déterminant
en dernière instance (marxisme), non plus que par une constance
psychologique, la «soif de l'or» (Sombart). Mais il ne substitue pas
la causalité religieuse à la causalité économique: il explicite
l'importance de l'éthique, plus que du dogme d'ailleurs, dans le
traditionalisme économique comme dans l'émergence de conduites et de
concepts économiques nouveaux. L'ethos calviniste, sa version
puritaine surtout, hostile aux traditions, à la magie, à la
sentimentalité, au luxe, à tout ce qui est «irrationnel», car
inefficace, inutile, était propice à la naissance de l'«esprit du
capitalisme moderne»: mentalité et style de vie impliquant libéralisme
politique et libéralisme économique, pour exploiter les «chances
formellement pacifiques» de profit du marché des biens et du
travail. Une accumulation primitive du capital est possible sans le
recours à la force; le calvinisme et le puritanisme condamnant la
jouissance des richesses, qu'il s'agisse de thésaurisation ou de dépense,
comme dangereuses pour le salut de l'âme, seul l'investissement en
capital, favorable au développement des entreprises, reste licite.
Le déclin des religions, la montée en puissance
du capitalisme, la bureaucratisation généralisée des activités, la
socialisation de la science imposent la prédominance de la rationalité
«cognitive-instrumentale». Il s'ensuit le «désenchantement du
monde», la «perte d'un sens unifié du cosmos», crise morale et
culturelle que manifeste le «polythéisme des valeurs» à la fin du
XIXe siècle. Les progrès scientifiques et techniques n'entraînent
pas automatiquement un progrès de la morale, de la culture ou du sens
de la vie, c'est-à-dire du bonheur des hommes.