On
dit que chaque lac du Québec a son huart. Le huart à
collier ou plongeon imbrin, est un oiseau marin qui porte
un collier de plumes blanches sur sa robe noire. Il a un
chant très caractéristique. Cette légende amérindienne
nous raconte d’où vient ce collier. C’est cet oiseau
qu’on trouve sur la pièce de un dollar, qu’on appelle
ainsi communément un huart.
Les
forêts québécoises abritent une multitude de lacs. Au
bord d’un de ces lacs vivait autrefois une tribu amérindienne.
Le chef Onas habitait la plus grande loge avec sa femme
Niska et son fils Napiwa.
La
forêt donnait du gibier en abondance, le lac des poissons
en quantité, et le maïs cultivé de quoi nourrir tout le
monde à satiété. Chacun accomplissait les tâches dictées
par la tradition : la vie se déroulait paisiblement au
rythme des saisons.
Mais
une croyance respectée par tous semait l’angoisse parmi
les membres de la tribu, grands et petits. Cette croyance
voulait que le dieu huart règne en maître sur la nuit.
À la tombée du jour, lorsque son chant parvenait aux
oreilles des hommes, c’était le signe que personne ne
devait sortir de sa loge ou de son abri de trappe. Le
grand huart punirait sévèrement celui qui braverait ses
lois car la nuit était son royaume exclusif.
Le
sorcier de la tribu entretenait cette crainte en parlant
de punitions terribles :
-
Si l’un de vous ose sortir, il sera emporté dans le
royaume de la nuit et jamais plus il ne reverra les siens,
répétait-il à tout moment.
Ainsi
quand, à la brunante*, on sentait descendre l’obscurité,
chacun attendait le chant du huart en achevant ses tâches.
Aussitôt que le chant mélodieux se faisait entendre, on
s’empressait de ranger les canots au sec et tous se réfugiaient
à l’intérieur des loges. Personne n’avait jamais osé
sortir et regarder la nuit en face.
Or
Onas avait un fils à qui il enseignait avec fierté tout
ce qu’il faut savoir pour devenir un grand chasseur et,
plus tard, un chef sage et courageux.
Sa
femme Niska aimait beaucoup son fils. Elle passait ses
journées à le regarder grandir et à lui broder de beaux
mocassins et d’amples tuniques de peau.
Napiwa
avait quinze ans et il avait déjà fait ses preuves comme
chasseur et comme guerrier. Tous vantaient sa valeur et
son endurance. Depuis quelque temps Napiwa s’était mis
à réfléchir.
Il
était terriblement agacé de voir sa tribu accorder foi
aveuglément à cette croyance à propos du dieu huart et
de la nuit. Il refusait d’y croire. Il interrogeait les
anciens, il essayait de discuter, de comprendre ; mais
tout le monde prenait peur quand il abordait le sujet.
Alors,
un jour, n’y tenant plus, il dit tout haut ce qu’il
pensait :
-
Je ne crois pas ce que nous enseigne le sorcier à propos
du grand huart !
-
Comment ? s’écria son père, tu oses contredire le
sorcier ? Malheur à toi mon fils. Que le grand huart ne
t’entende pas ! Napiwa n’osa pas répondre à son père.
Mais pour lui tout seul il pensa : « Cette nuit je
sortirai voir la lune et les étoiles que je ne connais
pas. Au diable le huart. »
Lorsque
tout le monde fut endormi, Napiwa se leva sans bruit et
sortit de la loge. Le cœur battant, il regarda la lune et
admira les étoiles. Il prit un canot et un aviron et
s’enfuit sur le lac.
Au
matin, un des chasseurs courut avertir le chef qu’il
manquait un canot. Onas se leva.
-
Quelqu’un a-t-il quitté le village ? demanda-t-il.
-
Je ne sais pas, répondit le chasseur.
Alertée
par le bruit des voix, Niska se retourna vers le lit de
branches de sapin où dormait Napiwa. Il était vide !
Avant même de regarder, elle avait su dans son cœur que
Napiwa était allé braver le huart. Elle n’osa rien
dire. Mais quand Onas constata l’absence de son fils, il
se fâcha.
-
À cette heure-ci, il doit être déjà mort. Le sorcier
va préparer la cérémonie des morts, dit-il sans
manifester d ‘émotion.
Le
sorcier se retira dans sa loge pour faire ses préparatifs
et invoquer les esprits.
-
L’offense est grave, dit-il. Il faudra soigner les
offrandes aux dieux pour réparer la faute de Napiwa.
Mais
Niska refusa d’accepter si vite la mort de son fils chéri.
-
Le huart l’a peut-être épargné. Pourquoi ne pas
envoyer quelqu’un le chercher ?
-
Où chercher ? Au royaume de la nuit ? répondit Onas
irrité de son audace.
-
Sur le lac, dit Niska.
Mais
elle voyait bien que ni les chasseurs, ni le sorcier, ni
son mari ne conservaient l’espoir de retrouver Napiwa.
Leur crainte du grand huart était telle qu’ils ne
pouvaient que s’incliner devant sa puissance. Tandis que
pour elle, sa tendresse pour son fils l’emportait sur
tous les autres sentiments. Bien sûr elle aussi craignait
et respectait le dieu huart et la puissance des manitous.
Mais son cœur de mère refusait d’accepter la fatalité
et la perte de son fils.
-
Quand le soleil sera droit sur nos têtes, si Napiwa
n’est pas de retour, j’enverrai un canot à sa
recherche, dit enfin Onas pour calmer sa femme.
Puis
chacun, au village, reprit ses activités. Niska, rongée
par l’inquiétude, s’en alla au bord du lac. Elle
marcha longtemps sur la berge, scrutant l’eau profonde,
là-bas au milieu du lac, où chaque soir le huart lançait
son chant-signal.
Elle
chercha en vain un indice qui lui révélerait la présence
de son fils. « Était-il pensable qu’un manitou
puisse tuer un jeune homme si beau, si plein de promesses
? se demandait-elle. Non, ce n’était pas possible : le
huart ne pouvait être cruel à ce point. »
Tout
en marchant, Niska ramassa sur la grève un caillou blanc.
Elle se mit à le tourner et à le retourner dans sa main
comme pour combattre par ce geste son angoisse et son
inquiétude. Puis elle frotta le caillou contre une pierre
dure, tout en continuant d’épier le moindre mouvement
autour du lac.
Lorsque
le soleil fut au zénith, Onas envoya un canot avec deux
des meilleurs chasseurs de la tribu à la recherche de
Napiwa.
Tout
le temps qu’ils furent partis, Niska continua de polir
le caillou blanc, qui devint lisse et brillant.
Machinalement, elle y perça un trou et l’enfila sur une
lanière de cuir qu’elle glissa à son cou.
Le
soir arriva et les chasseurs revinrent au village sans
Napiwa. Niska et les autres se dépêchèrent de rentrer
avant la tombée de la nuit. Onas essaya de la raisonner.
Mais elle ne voulait pas accepter la mort de son fils.
-
Demain, tu enverras encore un canot le chercher, pria
Niska.
Onas
accepta malgré sa résignation, car lui aussi avait
beaucoup de chagrin d’avoir perdu son fils. Pendant les
cinq jours qui suivirent Onas envoya un canot, puis deux
canots à la recherche de Napiwa. Ils partaient le midi et
revenaient le soir sans rien rapporter.
Niska,
elle, marchait, marchait autour du lac sans jamais perdre
espoir. Chaque jour, elle ramassait un caillou blanc sur
la grève et le frottait contre une pierre pour
s’occuper. Le soir elle le perçait d’un trou et
l’enfilait sur sa lanière.
Le
sixième jour, bien avant le coucher du soleil, Niska
entendit des voix venir du lac et le bruit des pagaies
dans l’eau. Son cœur bondit dans sa poitrine. Elle se
mit à courir. Toute la tribu descendit vers le lac pour
accueillir les canots. Même le sorcier qui avait été
forcé de retarder la cérémonie des morts vint voir ce
qui se passait. On avait retrouvé Napiwa vivant !
Napiwa
sortit du canot et marcha dans l’eau vers le rivage.
Tous le regardaient avancer en silence. Niska s’élança
vers lui pour l’embrasser. Puis on l’entoura et il se
mit à raconter :
-
Le ciel était noir, noir, mais des milliers d’étoiles
brillaient. Je ne me lassais pas de les regarder mais mon
canot a chaviré. Je ne voyais rien, je ne sentais rien.
J’ai essayé de nager mais d’étranges remous m’ont
emporté. Mon canot a disparu. J’ai crié puis... je ne
sais plus. Quand j’ai ouvert les yeux j’étais au sec
dans un nid de branches et de feuilles. Le grand huart se
tenait près de moi. Il m’a parlé tout doucement. Il
m’a apporté du poisson à manger et de l’eau à
boire. Petit à petit mes forces sont revenues. Le huart
ne semblait pas offensé de ma bravade, au contraire. Je
me sentais bien chez lui ; je ne pensais même pas à
partir. Puis aujourd’hui, j’ai vu les canots et je me
suis souvenu...
Niska
se leva et alla vers son fils.
-
Viens, dit-elle.
Elle
l’entraîna vers le rivage et lui fit signe de ne pas
bouger. Sous les yeux de tous, Niska prit un canot et
s’en alla toute seule vers le milieu du lac. Personne
n’osait rien dire, pas même Onas, pas même le sorcier.
Sur le visage de Napiwa, qui la suivait du regard, se
dessinait un sourire.
Niska
fila sur l’eau et le chant modulé du huart retentit
tout à coup. Tous les gens massés sur la grève frissonnèrent.
Le huart lançait son signal et pourtant la nuit était
encore loin !
Qu’est-ce
que ça voulait dire ?
Niska
continua d’avancer. Sans même agiter la surface de
l’eau, le huart apparut devant le canot. Niska s’arrêta
de pagayer. Elle retira de son cou le collier de cailloux
blancs qu’elle avait polis et repolis tout au long de sa
douloureuse attente. Elle se pencha vers le huart qui se
tenait immobile sur l’eau sombre. Puis elle lui glissa
au cou le collier qu’elle avait façonné. Elle murmura
:
-
Merci.
On
dit que c’est depuis ce jour que les huarts ont autour
du cou un magnifique collier de plumes blanches.
|