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Si l’iconoclaste cinéaste canadien David
Cronenberg a surtout marqué les esprits lors du 52e
Festival de Cannes en omettant de remettre la Palme
d’Or à des metteurs en scène aussi confirmés que Takeshi
Kitano, Jim Jarmush ou Pedro Almodovar, au profit des frères
Dardenne pour Rosetta, on se souvient également que la
polémique a agité le milieu critique au sujet de l’attribution
des prix d’interprétation à des acteurs non professionnels.
David Lynch, qui participait à la compétition pour la
troisième fois, après Sailor et Lula, Palme d’Or en 1990, et
Twin Peaks : Fire, Walk With Me, fraîchement
accueilli en 1992, présentait cette année son dernier film,
The Straight Story (Une Histoire Vraie en français,
traduction dont on ne peut que regretter l’absence de
polysémie qu’offrait le titre original). Dans le rôle-titre
(The Straight Story est inspiré de l’histoire
vraie d’Alvin Straight) de ce vieil homme qui traverse une
Amérique plus fordienne que nature sur le siège de sa tondeuse
pour rejoindre son frère malade, la performance bouleversante
de Richard Farnsworth a semble-t-il échappé au jury.
Contrairement à ce que nous pourrions imaginer, campés sur nos
sièges de spectateurs hexagonaux, Farnsworth n’est pourtant
pas quant à lui un débutant, à soixante-dix ans passés,
et encore moins un comédien amateur : longtemps
confiné dans le métier de cascadeur (il a doublé un nombre
incalculable de fois un certain John Wayne), il a également
appris son métier en jouant des seconds rôles dans de
multiples westerns, entre autres justement sous la direction
de John Ford : il a tout de même d’ailleurs gagné ses
galons de comédien en remportant une nomination pour l’Oscar
du meilleur second rôle. Dans The Straight Story,
l’interprétation de Richard Farnsworth va bien au-delà d’une
touchante représentation de la vieillesse, et le nombre de
scènes qui reposent entièrement sur ses épaules fragiles
attestent de son talent et de son expérience. Il suffit par
exemple de contempler ses pensées et ses émotions surgir de
ses yeux et courir sur son visage fébrile quand il écoute sa
fille répondre au téléphone au début du film : en
l’espace de quelques secondes, nous voyons disparaître de son
regard l’enfance qui l’animait l’instant précédent lorsqu’il
évoquait son amour des orages et des éclairs, et le poids des
années revient brutalement lorsqu’il se met à redouter le pire
au sujet de son frère avec qui il est pourtant brouillé depuis
des années pour une sombre histoire de famille.
Le concert de louanges critiques qui a
accompagné la sortie du huitième opus réalisé par David Lynch,
s’il est pleinement justifié, semble toutefois reposer sur un
malentendu. D’aucuns soulignent la rupture que marque The
Straight Story dans l’univers de ce réalisateur que l’on
qualifie habituellement de " cinéaste de
l’étrange ". Certes, le bébé vagissant et agonisant de
Eraserhead laisse la place à un pépé
claudiquant qui refuse de mourir, les ruelles victoriennes de
Elephant Man, noyées de brume et de ténèbres, sont
remplacées par des paysages immenses et lumineux, écrin de
nature préservé au nord du continent américain. Ici, nul
vaisseau spatial capable de replier l’espace intergalactique
de Dune, mais une modeste tondeuse à gazon qui peine dans les
côtes et tend à rendre l’âme au terme de chaque journée. Les
personnages monstrueux et démoniaques comme Frank Booth
dans Blue Velvet, Bob dans Twin Peaks ou le
Mystery Man dans Lost Highway s’effacent et l’univers
lynchien semble redevenir paisible et serein. Pourtant, David
Lynch n’a pas changé son regard sur le monde, mais le Docteur
Frankenstein de la pellicule a cette fois-ci laissé de côté
les ombres d’une fiction délirante pour mettre en scène une
histoire simple qui révèle mieux que tout autre ce que ce
cinéaste est au quotidien . The Straight Story est un
condensé de la philosophie de David Lynch, une parabole
contemplative où le réalisateur témoigne de son harmonie avec
le monde et avec la nature, harmonie qui régit son mode de vie
et sa pensée. Loin de l’image du réalisateur diabolique
véhiculée parfois par les médias, Lynch pose sur le monde un
regard d’enfant confiant pour l’avenir et la mentalité des
hommes, d’où la naïveté assumée de certaines scènes, qui ont
pu quelquefois être ressenties comme émanant d’un esprit
conservateur (notamment le symbole appuyé du fagot). Dans un
univers proche de l’état de nature prôné par Rousseau, Lynch
retrouve et dépeint le monde de sa petite enfance, celui des
petites bourgades américaines, des petites gens simples et
bien intentionnées, où solidarité et fraternité ont encore un
sens et ne deviennent pas des valeurs quasi réactionnaires, où
la lenteur n’est pas encore un contresens pour notre société
habituée au zapping continuel de l’existence.
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